Dès le premier jour du déconfinement, j’ai compris que j’allais avoir du mal à m’adapter. Il faut dire que je suis du genre rétive et que j’ai beaucoup de mal avec tout ce qui porte un uniforme.
Mes craintes étaient fondées : c’est insupportable d’être enfermée dehors.
Journal des jours d’après
Lundi 11 mai
Je dois pointer mon nez dans le monde d’après pour rejoindre un improbable rencard avec les camarades Gilets jaunes à 11h, à Pey Berland.
Pour cela, il me faut traverser la rue St Catherine qui pour l’occasion s’est dotée d’un sens de circulation absurde et d’un port du masque obligatoire.
Elle a aussi endossé un uniforme : policiers, crs, militaires, vigiles, contrôleurs… Toujours plus… Comme l’écrivait une sœur : tout est kaki.
Je sens la présence d’yeux invisibles, je me sens oppressée, j’ai juste envie de crier toute la rage qui me fait serrer les poings.
Je m’approche des vigiles : je leur signifie vertement que je ne mettrais pas de masque sauf à ce qu’on nous les donne et que je ne marcherai pas dans les clous.
Pas très pédagogue, mode bourrin : réaction un peu primaire face à une violence à peine voilée.
La rage monte.
Mardi 12 mai
J., 11 ans, ma belle-fille retourne à l’école. C’est son choix, elle a envie de revoir ses amies. Elle est en CM2 à Talence.
Il est convenu que j’aille la récupérer à la pause-déjeuner.
Je me suis dis que j’essaierai d’être réglo quand je serai avec les enfants. Le dernier samedi de confinement, je suis volontairement sortie sans autorisation et j’ai été contrôlée. Avec les filles et ma chérie ; ça a gâché un peu la pause « glace au soleil ».
Aller chercher J.
Prendre le tram.
Mettre ce putain de masque pour ne pas que les gens aient peur, pour ne pas prendre une prune alors que je ne suis même pas en manif.
Valider ma carte.
Me poser à côté de personne.
Brancher mon mp3.
Serrer les dents.
Deux stations plus loin, un contrôleur s’approche de moi et fait de grands signes.
Je n’entends pas. Je me débranche.
J’ai tout juste le temps de comprendre qu’il me demande de me déplacer parce que je suis trop près de la personne qui se trouve dos à moi.
La porte se referme, le contrôleur est resté sur le quai, me laissant éberluée, estomaquée, au bord du craquage.
Et ça craque.
Interpellation des voyageurs.
Discours sur la société de contrôle.
Tentative de faire vibre la corde.
Silence et têtes baissées, mes co-passagers n’ont rien à me dire.
Sauf une. Une dame âgée avec un accent des pays de l’Est qui me dit : « Vous avez raison madame, ça commence comme ça, je le sais, je l’ai vécu. »
La non réaction des autres me laisse sur ma faim.
Au retour, le tram est plein. Aucun contrôleur ne nous demande de respecter les distances sociales.
J. ne veut pas retourner à l’école.
Le soir sur les réseaux, les photos glauques de gosses dans les cours de récréation circulent en vase clos.
J’ai une putain de rage.
Mercredi 13 mai
Je me résous à aller à la FNAC, j’ai besoin de matos informatique.
Un vigile à l’entrée m’indique que le port du masque est obligatoire dans le magasin.
Je lui demande de m’en fournir un. Il m’indique que je peux en acheter dans la boutique à côté.
La rage tenue en laisse, je rentre chez moi en faisant un salut à la caméra qui se trouve à deux mètres de ma porte.
Plus tard, je tourne autour d’un vigile rue Ste Catherine jusqu’à qu’il m’interpelle sur le fait que je n’ai pas de masque.
Pédagogue, j’entame la conversation sur la société de contrôle, le panoptique, le bruit des bottes, sa présence même qui participe à mon oppression. (1)
Pas facile de cacher sa rage. Ce dialogue est-il porteur de graine ?
L’échange est évidemment trop bref.
Jeudi 14 mai
La rue Ste Catherine est pleine de gens masqués.
Quand je décide à m’y plonger, j’entends les vigiles dire : « La voilà », plutôt sur le monde rigolard.
Ils doivent penser que j’ai un grain.
Je passe et personne ne me parle de l’obligation de mettre le masque.
C’est déjà ça.
Je remonte la rue.
Je croise des gens qui n’ont plus de visage.
Je me demande s’ils voient que j’en ai un.
Bien sûr, je ne peux absolument pas me réveiller.
Ce monde-là est bien réel, bien épais.
Bienvenue à Bordeaux-Gattaca. (2)
Le discours de Snowden sur l’architecture de l’oppression tourne en boucle dans ma tête. (3)
La rage aux aguets, je me demande comment sortir de ce bourbier sans éclaboussure.
Vendredi 15 mai
Pas de raison de sortir aujourd’hui. (4)
A 18h, je suis le meeting en ligne de Bordeaux En Luttes qui pose les nombreux problèmes liés au déconfinement : vastes chantiers pour les luttes à venir.
Demain, le pique-nique des retrouvailles : grand besoin de voir du jaune à la place du kaki.
Jaunedi 16 mai
Une bonne centaine de personnes ont répondu à l’appel du pique-nique et sa thématique « Macronavirus : comment s’en débarrasser ? »
Le soleil est là.
Les camarades sont heureux de mettre fin à l’absence.
Les flics restent confinés dans leur camion et ne font que passer.
Pendant tout un après-midi, j’ai oublié le bâillon sur nos bouches, nos faces sous biométrie, nos espaces délimités, nos rues militarisées, la cacophonie assourdissante de la pensée unique.
Je rentre à pied.
J’essaie de retrouver la sensation de me balader et non pas de me déplacer.
Ralentir légèrement le rythme.
Lever les yeux.
Boire encore dans les regards l’eau de notre humanité.
Entendre la voix d’Oxmo Puccino qui chante : « … la liberté passe par un long chemin.. » (5)
Et aiguiser la rage pour qu’elle ne renonce jamais.
Myriam Eckert
Le 19 mai 2020
Notes
Le panoptique à l’origine de la société de surveillance
https://www.franceculture.fr/societe/le-panoptique-a-lorigine-de-la-societe-de-surveillance
(2) Bienvenue à Gattaca
http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=17079.html
(3) Snowden : « Ce qui est en train d’être structuré c’est l’architecture de l’oppression. »
(4) O.P.A – « Je n’ai besoin de personne pour m’enfermer »
(5) Oxmo Puccino – « Parfois »
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