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La stratégie – cynique et grossière – du gouvernement visant à faire des soignant-e-s des héros dévoués et invincibles a rapidement été démasquée par les principaux intéressés comme une manœuvre budgétaire ayant pour objectif de rémunérer nos « héros » avec des médailles et des chèques de reconnaissance sociale plutôt que des moyens pour l’hôpital. 

Nous ne nous attarderons pas plus sur ce constat déjà bien étayé afin d’examiner à travers le prisme du genre et de la psychologie de l’activité, les conséquences de cette entreprise de requalification héroïque du rôle des soignant-e-s sur leur travail et leur santé.
Tout d’abord il faut rappeler que le soin est traditionnellement un métier féminin (78% des membres de la fonction publique hospitalière sont des femmes) ; comme l’immense majorité des métiers dits de « reproduction sociale ».  La reproduction sociale « renvoie aux activités, attitudes, comportements, émotions, responsabilités et aux relations directement impliquées dans le maintien de la vie sur une base quotidienne et intergénérationnelle. »1

L’activité comme structure du genre
La relation entre le genre et la place occupée dans l’économie est extrêmement forte, le genre féminin est d’ailleurs en partie défini à travers des compétences liées au travail de reproduction comme les adjectifs doucecalmeattentionnéesensibleà l’écoutepatientesagerespectueuse qui renvoient tous à un comportement adapté au travail du care (soin). Dès lors, rien d’étonnant à ce que la majorité des travailleurs du secteur de la reproduction soient en réalité des travailleuses. On peut d’ailleurs constater que l’accès des femmes à un emploi rémunéré s’effectue historiquement à travers le développement de la rémunération du travail de reproduction comme le développement des services publics au milieu du 20e  siècle en France.

Le genre est donc, en partie, défini par l’activité attendue et celle effectivement réalisée par un individu. Cet ensemble d’attentes sociales engendre des règles comportementales et relationnelles qui comportent un poids décisif dans le développement et la structuration de l’activité. La sociologue Arlie R. Hochschild 2 a mis en évidence la mobilisation de compétences émotionnelles spécifiques attendues dans le travail du care ; ces compétences sont semblables dans le fait qu’elles répondent toutes à un même objectif, celui de renvoyer une image toujours accueillante, non jugeante et de disponibilité. Ces « règles d’affichage » des émotions déterminent les expressions émotionnelles attendues lors de la réalisation d’une activité et celles qui sont proscrites (comme le dégoût ou la colère pour une infirmière), celles que l’on peut afficher publiquement et celles qu’on ne peut pas. Ces règles sont également présentes dans la vie hors travail mais elles sont exacerbées dans le cadre du salariat, généralement sur demande de l’employeur mais également à travers la culture de travail des différents groupes de collègues qui peuvent être plus ou moins tolérant.es vis-à-vis des écarts à la norme. Le fait de ne pas pouvoir exprimer les émotions que l’on ressent réellement se nomme la dissonance émotionnelle et constitue un facteur de risque pour la santé, qui est notamment prédictif de burnout.3 Il est intéressant de noter que ce risque est atténué à travers l’activité de soutien mutuel entre collègues et de réflexion collective sur le travail. 4

Héroïsme, masculinité et déni
La figure du « héros » quant à elle, est fondamentalement masculine. Le héros est un peu le stéréotype de l’homme poussé à l’extrême, son archétype : il est viril, ne craint rien, est invincible et ne pleure jamais.

Comme l’explique le Dr Chee Ng, professeur de psychiatrie à l’Université de Melbourne : « la propagande d’Etat diffusée en boucle, qui les présente invariablement comme des “héros”, pourrait avoir un mauvais effet sur eux. […] Quand vous êtes présenté comme étant quelqu’un de fort, de dévoué à votre métier, c’est plus difficile ensuite d’avouer vos faiblesses ».5
Et en effet, on observe dans les métiers traditionnellement masculins (comme l’armée ou le bâtiment par exemple) des stratégies collectives de défense construites autour de l’image du surhomme, mettant en avant une absence de fragilité et une capacité à tout surmonter.
Ces stratégies collectives de défense permettent aux travailleurs de continuer leur action « sans flancher » dans une situation de danger ou de stress intense .Molinier, P. (2000). Virilité défensive, masculinité créatrice. Travail, genre et sociétés, 3(1), 25-44. 6 Mais si ces stratégies permettent de poursuivre l’action pendant le travail sans être tétanisé ou distrait par des éléments inquiétants, elles peuvent également engendrer un sentiment d’isolement généré par l’impossibilité d’évoquer publiquement (et encore moins devant les collègues) sa peur et ses faiblesses au risque de subir les moqueries, voire l’exclusion du groupe d’hommes qui préféreront « dé-grader » leur ancien congénère plutôt que de reconnaître l’existence de la peur en chacun d’eux. Cette répression de l’expression émotionnelle peut également engendrer des processus de sur-responsabilisation eux-mêmes issus du sentiment d’isolement, qui empêchent le partage du ressenti et l’analyse objective des causes d’un accident au sein du collectif de travail, laissant le travailleur seul face à son accident. 7Comme l’explique Pascale Molinier à travers le concept de virilité défensive, « les hommes construisent ensemble un déni de réalité des dimensions de l’activité qui les font souffrir. Le problème est que le déni de perception est un processus fragile qui ne demeure efficace qu’à la condition d’être soutenu par tous et partout où les manifestations de la peur et de la vulnérabilité risqueraient de faire retour. » .

L’importance du collectif 
La reconnaissance de ses propres souffrances, craintes et fragilités est donc un processus essentiel permettant de soutenir l’action et la santé . Ce processus se réalise dans le collectif de travail, à partir de la reconnaissance de craintes ou de failles et à travers la formation d’un consensus intersubjectif qui va dans un premier temps permettre la reconnaissance collective de l’accident et donc du risque ; et dans un second temps permettre de mettre en place des stratégies d’élaboration de l’action en situation de danger ou d’urgence au sein du collectif de travail.
Ce processus de reconnaissance et d’élaboration collective a notamment été observé chez les pompiers8. Les pompiers professionnels comptent parmi les professions les moins féminisées et sont souvent présentés comme des « héros ». Comment se fait-il que de tels processus puissent être observés dans une profession si virile ?
L’explication réside tout d’abord dans le fait que « le “héros” (pompier) ne s’assume plus totalement »9 comme le fait remarquer Kanzari dans sa thèse. Le métier a évolué et la diminution des moyens est clairement critiquée au sein de la profession, particulièrement à travers le rejet de cette image du « surhomme », qui pourrait tout faire sans avoir besoin de rien.
Un second élément essentiel pour expliquer la reconnaissance des craintes et du risque dans le métier de pompiers, réside dans le fait que la vie collective y est particulièrement développée : en effet les pompiers professionnels sont de garde à la caserne entre deux interventions et sur des longues durées (entre 12h et 24h de travail selon les départements). Ce temps partagé en caserne permet au collectif de travailleurs de revenir sur leurs interventions et fait partie de la culture du métier. Il en est de même pour la confrontation à la mort ; que ce soit sa propre mort, celle de ses collègues ou de victimes que l’on vient secourir. Cette confrontation régulière à la mort ainsi que la nature même du métier – qui consiste à porter secours le plus efficacement possible – ont obligé au développement de cadres collectifs dans lesquels la parole peut se développer un peu plus facilement que dans d’autres professions très viriles et masculines.

Construire la solidarité
A contre courant de l’héroïsation de nos soignant-e-s, il est donc nécessaire d’accepter la vulnérabilité de chacun-e afin d’identifier les risques et de pouvoir y remédier collectivement, particulièrement au sein des collectifs de travail.  L’élaboration collective du sens d’un événement permet la confrontation au réel de l’activité tel qu’il est éprouvé par les travailleu-r-se-s . Elle permet de « cerner » le problème collectivement contrairement aux stratégies de défense qui déplacent le problème hors du champs de l’activité, en le renvoyant à des considérations genrées et à une responsabilité individuelle des blessures et des accidents.

Nos soignant-e-s subissent déjà suffisamment le poids des injonctions à la féminité dans leur activité pour qu’on ait besoin de leur ajouter sur le dos le poids de « l’invincible virilité ». Les groupes d’analyses des pratiques et le soutien psychologique des soignant-e-s doivent être développés pour éviter l’isolement psychique de nos « héros », isolement qui peut conduire à commettre ou répéter des erreurs dont les soignant-e-s vont s’attribuer la responsabilité, pouvant mener à la dépression et parfois au suicide.

Le risque de traumatisme est avéré pour nos soignant-e-s qui vont devoir faire face à la mort de manière répétée et ce d’autant plus que des “choix” devront (et doivent déjà) être effectué dans certains services pour désigner qui l’équipe va devoir laisser mourir, faute  de moyen. Ces choix terribles ne sont pas uniquement imputables à l’existence du Covid-19, mais bien à des années de destruction de l’hôpital publique par les gouvernements successifs qui, en supprimant des moyens, mettent en danger à la fois la population qui a besoin d’être soignée mais aussi nos soignant-e-s qui vont voir mourir de nombreuses personnes et parfois avoir le sentiment d’être en partie responsable de la mort de ces personnes à travers ce terrible choix que le gouvernement les contraint à effectuer. Le manque de moyens matériels comme des lits et des respirateurs peut donc avoir des conséquences sévères sur la santé psychologique de nos soignant-e-s; c’est pourquoi il est essentiel qu’ils gardent à l’esprit qu’aucun mort n’est de leur responsabilité, que le seul sang qu’iels ont sur les mains et celui des personnes qui ont été sauvées grâce à leur action et en dépit de celle du gouvernement et du patronat qui exhorte à poursuivre le travail.
Les durées de travail extrême doivent être évitées au maximum car l’augmentation du stress et la réduction des ressources psychiques  augmentent la vulnérabilité aux éléments pathogènes déjà présents dans le contexte de travail. Dans cette optique la solidarité interrégionale et internationale constitue un élément indispensable pour soulager les collègues fatigué-e-s et prévenir l’épuisement professionnel.
Les Cellules d’Urgences Médico Psychologique  (CUMP) doivent être massivement renforcées afin d’éviter une seconde vague épidémique, non pas de covid-19 mais de Syndrome de Stress Post-Traumatique.

Nous conclurons cet article avec un extrait de l’Internationale qui paraît approprié à la situation :
« S’ils s’obstinent, ces cannibales,
À faire de nous des héros,
Ils sauront bientôt que nos balles
Sont pour nos propres généraux. ». 

  • 1.Johanna Brenner et Barbara Laslett. Gender and Social Reproduction: Historical Perspectives
  • 2.A.R Hochschild. Le prix des sentiment.
  • 3.Cheung, F. Y.-L., & Tang, C. S.-K. (2007). The influence of emotional dissonance and resources at work on job burnout among Chinese human service employees.
  • 4.Andela, Truchot, (2016). Emotional Dissonance and Burnout: The Moderating Role of Team Reflexivity and Re-Evaluation.
  • 5.https://www.huffingtonpost.fr/entry/face…
  • 6.Dejours, C., Bègue, F. (2009). Suicide et travail : que faire ?.
  • 7.Clot (1999). La fonction psychologique du travail.
  • 8.Douesnard et Saint-Arnaud, (2011). Le travail des pompiers : un métier au service de l’autre. Revue « Travailler » n°26.
  • 9.Ryad Kanzari. “ Les Sapeurs-pompiers, une identité temporelle de métier ”
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